La tribu qui envoyait mourir ses anciens

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Je vais te raconter l’histoire de La tribu qui se débarrassait de ses vieux et venait ainsi parasiter la décision divine pour reprendre leur âme. La tradition de cette tribu était ainsi : quand une personne devenait vieille, le fils aîné ou un autre homme désigné par la famille l’accompagnait vers un endroit assez éloigné en montagne où se trouvait une grotte assez sombre pour la laisser là-haut sans nourriture, sans boissons, jusqu’à ce que l’ange de la mort vienne la délivrer de ce supplice.

Un jour, c’était le tour du fils aîné d’une famille, qui lui même était jeune père, il vint voir son propre père et lui dit : «prépare-toi, c’est l’heure du voyage ultime comme le veut la tradition ! Maintenant que ton dos commence à se courber et ton pas s’alourdit de plus en plus, tes gémissements devenant plus fréquents, tes yeux moins aiguisés, tes mains moins sûres, je suis contraint d’accomplir mon devoir de fils aîné et t’accompagner là où tous les vieux finissent leurs jours.» Le père ne broncha point et était tout de suite prêt avant même que son fils le fût. On dirait qu’il attendait ce moment là…

Avant de faire le premier pas vers ce qui allait être le voyage de vie à trépas, le fils emplit un sac de suffisamment de pain, de fruits secs et d’eau, de quoi tenir pour le voyage aller pour les deux et retour pour lui seul, le père allait être abandonné sans boire ni manger. Ils se mirent en route avec un enthousiasme qui ne sied point au poids émotionnel des circonstances du moment. Plus ils avançaient plus l’enthousiasme du père grandissait et son visage s’illuminait de joie et de sourires, alors que celui de son fils s’assombrissait. Lorsqu’ils arrivèrent à la grotte lugubre, il en émanait un parfum de chagrin et d’amertume, la gorge du fils se noua de plus en plus, difficile de cacher ses émotions alors que le père continua sur son élan joyeux et se montrant ravi d’être arrivé à ce qui allait être sa dernière demeure. Curieux, ce dernier lui demanda : «tu es sensé être triste et malheureux », à quoi le père ricana avec un grand sourire narquois et désolé au même temps : «Je ne suis pas triste, je suis juste amusé par l’ironie du sort et le poids de ce que nous créons comme handicaps nous-mêmes, nous en accusons la société alors que nous sommes la société, cette chaîne dont chacun est un maillon, bon ou mauvais, mais il en fait partie, parfois il influence parfois il subit. » Le fils resta silencieux un moment et profondément bouleversé avant de lui répondre : «Je n’y peux rien père les choses sont ainsi, je ne les ai pas créées. ». « Tu es un maillon de la chaine mon fils ! ». Puis le père éclata de rire, ce qui rendit son fils encore plus mal à l’aise. « Je ris car tu es père toi-même et ce que tu es en train de me faire aujourd’hui, tel que le veut la société, tel que le veut la tradition, te sera fait demain par ton propre fils, telle est la loi de la vie ! Ce que tu donnes de bon ou de mauvais, te sera redonné un jour ou l’autre. Ferme les yeux un instant et vois-toi dans quelques années, la vie est très courte. Ton fils, si petit aujourd’hui, sera vite grand demain, il deviendra un homme, fier de sa santé, de son corps, de la largeur de ses épaules et de la force de ses bras, et toi tu auras entamé ta descente de retour vers la terre »

« Regarde ta main, la vie commence comme les doigts d’une main. Regarde ton pouce où il est et comment il est ; Il commence près de la terre, fort et bien plus épais que les autres doigts. Puis arrive l’index, il est droit et fin, prêt à diriger et à juger. Puis arrive l’âge du majeur, avec ses joies et ses malheurs, on se sent fort et invincible, au sommet de ta vie et tu es persuadé que rien ne peut t’atteindre, tu vois les gens petits depuis ton sommet, comme ils te voient minuscule. Arrive ensuite l’âge du sage, l’annulaire se rapprochant du cœur et de moins en moins arrogant. Il comprend que ce qui reste à vivre est bien moins que ce qui a été vécu ; il se met à jouir de la vie et de chaque moment donné comme présent. Et enfin arrive le petit doigt, il est dans la beauté de sa vulnérabilité qu’il accepte car il a une vue plongeante sur la terre qui l’attend, la descente vers la fin du cycle terrestre est entamée.

Oui mon fils, dit le père avec un très grand sourire et un apaisement, la fin de mon cycle est entamée, tout comme la tienne le sera dans quelques temps. Kama toudinou toudane ! Ce que tu fais, te sera fait ! Le fils devenait de plus en plus bouleversé et agité, il tourna le dos à son père et s’éloigna de quelques mètres en serrant fort sa tête avec les mains comme pour contenir quelque chose qui allait en sortir et exploser dans tout le corps. Il se mit à pousser des cris venant du fond de son corps, comme un lion qui rugit de toutes ses forces, l’écho de ses rugissements en pleine montagne effraya le père et effaça son sourire. Il était inquiet pour son fils et ne voudrait pour rien au monde qu’il lui arrive malheur. Aurait-il perdu la tête ? Serait-il possédé par un des démons de cette maudite grotte ? Le cris qui ont duré un bon moment s’arrêtèrent et le fils rebroussa alors chemin vers son père en lui ordonnant de le suivre : « Viens avec moi ? » Que se passe t-il ? Cette grotte ne te plaît pas, tu en as une autre ? » Non, on rentre à la maison. Ta place est avec nous ! Je déclare cette tradition finie.

– Tu vas donc casser la chaine ?

– Oui je veux la casser !

– Tu seras rejeté de la communauté, tu seras la risée de tous. Comment vas-tu survivre à ça ?

– Je vais en assumer les conséquences. Je vais subir maintenant pour mieux influencer après.

– Les conséquences pourraient être lourdes mais ton courage sera salué par ceux qui pensent comme toi et qui n’osent pas la même chose que toi. Il faut beaucoup plus de courage et de bravoure pour oser affronter une communauté que pour affronter un lion. Tout ce qui est dicté par une société n’est pas forcément bon à prendre. Etre mouton est plus facile, il n’y a qu’à suivre le chemin tracé alors que pour le berger, la tâche est plus rude car c’est à lui de tracer le chemin. Et dans la vie, il faut faire ce choix entre le mouton ou le berger. Je te suis mon fils, tu es mon berger et j’en suis heureux. Nous allons découvrir pourquoi ma vie est prolongée, j’ai peut-être encore une mission sur cette terre.

Arrivés au village, c’était le choc total chez les villageois. La honte venait de frapper leur village. Certains visages se détournaient des deux hommes, d’autres les insulter, d’autres souriaient. Des portes s’ouvraient et se fermaient violemment à leur passage. Tout le monde était en émoi. Les deux hommes avançaient bien droits et tête haute. Gonflé de fierté pour son fils, la colonne vertébrale du père s’était redressée, comme par miracle.

Sept années plus tard, le village fut frappé par une sécheresse sévère qui avait duré plus de 5 ans, elle avait asséché et affamé petits et grands, chèvres, vaches, chiens et chats. Toutes les réserves de graines étaient finies. Certains commençaient à fuir le village maudit. Les langues commençaient à se dénouer ; le malheur qui a frappé le village ne peut venir que de la souffrance affligés aux parents sous couvert d’une tradition héritée de je ne sais quel fou qui a réussi à la perpétuer des générations durant. Puis un jour les bénédictions du ciel tant attendues sont arrivées, il faut donc prendre soin de cette terre assoiffée et la préparer à accueillir les graines salvatrices pour redonner vie à ce village agonisant. Les rivières commençaient à fredonner le rythme de leur souffle de vie, cette eau qui coule en elles comme le sang qui coule dans nos veines. Or, il n’y a plus de graines à semer. Comment faire ? Comment faisaient les anciens ? Comment leur demander s’ils ont tous été abandonnés dans la grotte maudite ? Allons demander au seul vieux du village, il saura peut-être nous aider ! Le paria de la communauté avait tout d’un coup retrouvé sa place parmi les siens. On se rappela de son existence après tant d’années de dénigrement et de rejet. « Tu es notre dernier recours, aide-nous à trouver une solution pour sauver notre village ! ».

Que chacun de vous amène les moindres brindilles de paille qui resteraient encore chez lui, s’il vous en reste et on se retrouve devant la fontaine asséchée avant que le soleil ne soit au zénith !
Ils partirent tous à la recherche des débris de paille qui pouvaient encore se trouver chez eux et se rendirent au rendez-vous donné par le vieux père.

Une fois la paille posée et formant un tas plus important que ce qu’ils imaginaient pouvoir avoir, le vieux père leur montra comment faire sortir les précieuses graines contenues dans la paille qui allaient sauver leur récolte pour honorer la vie qui revenait dans le village avec les pluies bienfaisantes. Les graines retrouvées étaient un trésor caché et inespéré révélé par la sagesse du vieux.

Depuis ce jour, le vieux père a été hissé au rang de Sage et la tradition de la honte a été abandonnée. Maintenant ils ont vu que la sagesse d’une vielle personne est une richesse inestimable qui se préserve et se transmet dans la dignité et le respect de toutes les générations.

Cette sagesse n’est pas visible à l’œil nu, elle est cachée par les rides et les tâches foncées qui arrivent plus la présence sur terre se prolonge. L’arrogance est de croire que la force physique visible est la seule qui fait avancer le monde. La sagesse est un coffre aux trésors infinis, dont seuls ceux qui parlent la langue du cœur ont la clé.